Paul Klee, La Pensée créatrice, textes recueillis et annotés par Jürg Spiller, traduction par Sylvie Girard, Paris, Dessain et Tolra, 1973


Mardi 28 novembre 1922.

Je vais tenter de vous donner quelques indications utiles sur les couleurs.
Pour vous transmettre cet enseignement,
je n'utilise pas simplement mon expérience personnelle:
je me sers également, sans arrière-pensée,
de réflexions d'artistes ou de techniciens de disciplines différentes.
Citons à titre d'exemple Goethe, Philipp Otto Runge, dont le globe des couleurs parut en 1810,
Delacroix, & Du spirituel dans l'art de Kandinsky.
La première partie de ma tâche est donc la suivante: construire sous vos yeux
une sorte de boîte  de couleurs imaginaire où chacune d'elles occupe une place bien définie;
une sorte de boîte à outils, si vous voulez!


La nature nous offre une foule d'incitations colorées:
le règne végétal, le règne animal, la minéralogie,
la composition que l'on nomme paysage, tout est sans cesse matière à réflexion & à gratitude.
Il est cependant un phénomène qui dépasse toutes ces choses colorées,
comme une abstraction de toute application, transformation ou modification de la couleur,
comme une abstraction au sens de pureté de la couleur:
c'est le phénomène de l'arc-en-ciel.
Ils est révélateur que ce cas particulier d'une gradation des couleurs pures
n'ait pas sa place totalement sur la terre,
mais qu'il se situe dans le domaine intermédiaire de l'atmosphère
à la fois terrestre & cosmique.
Il s'ensuit que l'arc-en-ciel offre un certain degré de perfection,
mais cependant pas le degré le plus haut,
car il ne relève justement qu'à moitié de l'au-delà.


C'est pourquoi nos dons créateurs nous permettent d'outrepasser les lacunes de l'apparence
& de parvenir à une synthèse parfaite de l'être cosmique.
Ce qui parvient jusqu'à nous sous une forme superficielle & incomplète,
supposons qu'il existe autre part sous une forme parfaite
& que notre instinct artistique doive nous aider à déceler la forme de l'être.
En quoi consiste alors l'imperfection de l'arc-en-ciel tel qu'il nous apparaît?


On a pu y distinguer une série de couleurs, sept couleurs dont les noms sont:
rouge-violet rouge orange jaune vert bleu bleu-violet
rot violett rot orange gelb grün blau blau violett

En général le chiffre 7 tombe bien.
Le fait qu'il existe également 7 notes principales de musique est réconfortant.
S'il est pourtant vrai que le chiffre 7 me convient à maints égards,
dans ce cas précis je ne crois pas en lui.
Car entre rouge-violet & bleu-violet, ou indigo comme on dit dans les manuels,
je ne vois qu'une distinction bien mince!
Nous savons tous que vert, orange & violet se situent par rapport au rouge, jaune & bleu à un degré différent.
Voilà jusqu'où je peux anticiper sans gâter l'effet de surprise ultérieur.
Mais qu'en est-il du rouge-violet et du bleu-violet ou indigo?


Dans l'arc-en-ciel, les couleurs apparaisent - et c'est un fait essentiel-
sous une représentation linéaire.
Il est une chose qu'il ne faut pas oublier:
un point jaune est à côté d'un point vert, un point vert est à côté d'un jaune,
& ils se suivent en formant une ligne.
Il ne faut pas oublier que lorsque l'arc se transforme en cercle,
expression de la perfection, le cercle chromatique n'est pas encore réalisé:
on voit simplement apparaître sept cercles colorés, distincts,
emboîtés les uns dans les autres.
Une représentation linéaire en plan de ce type,
c'est à dire une figure circulaire en plan ou un cercle, possède un point faible.
En effet, un cercle formé d'une ligne rouge n'a rien à voir avec un cercle rouge.


Nous pouvons donc, en toute tranquillité, appeller l'arc-en-ciel
une représentation linéaire de couleurs &, simultanément,
le désigner comme une représentation imparfaite de couleurs.
Une représentation imparfaite qui permet de voir finalement bien peu de choses,
& même presque rien sur le rapport des couleurs entre elles.
C'est tout à fait clair.
Mais le défaut essentiel réside en ce que cette série de couleurs
commence & finit en des points précis.
Les couleurs pures sont un phénomène de l'au-delà.
Le domaine intermédiaire de l'atmosphère est assez bon pour nous les transmettre,
non sous la forme  qu'elles ont dans l'au-delà
-forme qui doit être de nature infinie- ,
mais sous une forme médiane.
La dissonance des deux violets offre un intérêt (une densité) accru
lorsque les scientifiques nous apprennent que des fantômes rôdent
à la lisière de notre champ d'investigation:


Au-delà du bord rouge, quelque chose d'autre doit exister
qui donne une impression de chaleur;
le bord bleu également possède un secret qui s'exprime par une réaction chimique.
Notre soif, notre ivresse de couleurs pourrait nous inciter à pressentir
deux autres couleurs pures inconnues que l'oeil ne saurait percevoir.
Mais nous voulons éviter de nous égarer sur ce point.
Nous allons tout simplement dire ceci: il s'agit de deux moitiés;
les deux moitiés doivent former un tout, les deux violets un seul violet;
la boucle doit se refermer sur ces deux extrémités & déboucher sur l'infini (éternité).
Ce qui en résulte, sans commencement ni fin, possède désormais cette apparence:


Nous n'avons plus besoin de décrire ce mouvement pendulaire entre 1 & 7,
qui s'accompagne d'un contre-mouvement faisant office de mouvement infini,
cherchant d'un côté, de l'autre, partant à l'aventure, revenant à son point de départ:
1  2  3  4  5  6  7
Au contraire nous quittons le règne humain, le domaine supra-animal,
le domaine du pathos, de la tension, du matériel animé,
du règne intermédiaire incluant le repos & le mouvement,
symbolisé par le triangle où les couleurs pures ne sont qu'à moitié chez elles.
Nous libérons le pendule de la loi de la pesanteur,
nous le laissons fendre les airs pour qu'il accède au domaine des dieux,
au règne dynamique de l'élan, de la spiritualité, de la rotation parfaite
& du mouvement total, symbolisé par le cercle
où les couleurs pures sont véritablement chez elles.
Nous constatons alors que 1 & 7 coïncident
& que l'emplacement ainsi déterminé porte tout simplement le nom de violet.


Le phénomène cosmique des couleurs pures
a trouvé le mode de représentation qui lui est propre
dans la forme géométrique du cercle
La vision terrestre des couleurs pures de l'arc-en-ciel,
qui n'était que le reflet d'une totalité auparavant inconnue,
se déploie maintenant d'une façon synthétique,
établissant un rapport visible avec l'entité de l'au-delà.
Nous avons maintenant sous les yeux le cercle chromatique.
À cet égard, le violet peut être mentionné
comme le point d'impact de la force qui humanise & déforme
les choses divines pour les révéler à l'être humain.
Ce processus se serait déroulé de la façon suivante:
violence fut faite au cercle chromatique à l'endroit du violet.
Brisé, le cercle se déroula
& donna alors naissance à une série de points colorés mouvants,

qui forma l'arc-en-ciel .


α     ©