Les Charlatans modernes ou lettres sur le charlatanisme académique, publiées par Marat, l’Ami du peuple
De l’imprimerie de Marat, 1791

Lettre V

Tel a été, tel est, et tel sera toujours le sort des hommes de génie qui ont devancé leur siècle, de déplorer toute la vie l’aveuglement de la génération présente, et de n’obtenir justice que des générations futures*
*Note de Marat :
Quoiqu’on ait très bien démontré dans ces derniers temps plusieurs erreurs de Newton en optique,
on les prêchera sans doute encore pendant un siècle dans les collèges, et je n’en suis pas surpris ; mais qu’au lycée, établissement qui ne peut se soutenir que par la recherche des nouveautés qui réunissent la solidité à l’agrément, on continue à rabâcher la doctrine de la différente réfrangibilité, de la différente réflexibilité,
et toutes les opinions erronées qui en découlent, c’est ce dont je ne puis revenir d’étonnement.

Lettre VI

En 1785, une autre académie de province fut engagée à proposer une question d’optique, relative au système des couleurs. La pauvre académie se trouva fort embarrassée ; mais il n’y avait pas moyen de reculer.
Un seul de ses membres connaissait les mots de réflexion, réfraction, réfrangibilité, rayons hétérogènes, et avait quelquefois touché à un prisme : il fut chargé du rapport.
Dès lors, souverain dispensateur de la compagnie, mais peu jaloux de la gloire de ses confrères, il forma le noble projet de s’approprier la médaille : il brocha donc un mémoire où il copia tout Newton, il le mit sous un nom emprunté, fit un rapport, s’y donna mille éloges, et s’adjugea le prix.
En publiant sa décision, la docte assemblée avait affecté un ton de jactance, et s’était engagée à justifier son jugement. Comme cette pièce triomphante ne paraissait point, un physicien qui avait concouru publia son mémoire, invita l’auteur couronné à en faire autant, épilogua le rapport, et prit la liberté de se moquer un peu de ses juges. Sensibles au ridicule dont il les avait couverts, ils interpellèrent leur factotum ; son petit manège fut dévoilé, et l’histoire porte qu’il en a payé la folle enchère.

Lettre VII

Et quoi ! diras-tu, ne fondent-ils pas à l’envi des Académies ?
Vraiment oui ; mais une académie est pour un roi ce qu’une bibliothèque est pour un financier, un meuble à la mode dont il ignore l’usage, et partant qu’il faut avoir.
Au reste, quand il s’en trouverait quelques-uns qui songeraient à faire fleurir les sciences, ne faut-il pas y être versé soi-même pour apprécier le mérite de ceux qui les cultivent : et comment prétendre que les princes s’occupent jamais de pareils objets ? Comment le désirer, tant qu’il leur reste à établir le règne de la justice, à rendre leurs peuples heureux ? D’ailleurs, quand ils auraient toutes les connaissances qu’ils n’ont pas, comment déterreraient-ils le mérite, réduits comme ils le sont à s’en rapporter là-dessus aux fripons qui les entourent,
et toujours dupes des intrigants qui ont su arriver jusqu’à eux.
Malgré son génie, Frédéric II ne l’a-t-il pas été toute la vie, de Voltaire, de d’Alembert, etc. ?
Catherine Alexiewna ne l’a-t-elle pas été de d’Alembert, de Diderot;
ne l’est-elle pas encore de Marmontel, de Condorcet ?

Lettre VIII

Que diable voulez-vous, répliqua le voisin, vous avez tort d’être venu si tard :
trente ans plus tôt, toute l’Académie était cartésienne, et elle faisait la guerre à Newton;
aujourd’hui elle est newtonienne, et elle fait la guerre à Descartes.

Lettre X
Si chaque classe en use de la sorte, les individus ne s’y traitent pas mieux;
et les confrères se prodiguent charitablement cent épithètes gracieuses.
Condorcet est appelé le faquin littéraire*
*Note de Marat :
Panégyriste de la confrérie ; il mendie pour lui-même, disent ses confrères, les éloges qu’il distribue aux autres. Lorsqu’il a débité quelqu’une de ces petites phrases précieuses dont il brillante ses discours, il fait pause, dans l’attente des applaudissements. Mais admirez jusqu’où va la calomnie. Non contents de le peindre comme un fat, ils l’accusent d’insolence. Moi je soutiens qu’il n’est rien de si humble.
Entre cent traits que je pourrais citer en preuve, en voici un qui dispense de tout autre, et dont on assure l’authenticité. Jolie ou non, sa patronne plut au marquis de Kers… Comme toute peine mérite salaire, elle en reçut un billet de 30.000 liv. après le décès du galant ; on trouva dans ses papiers de petits renseignements sur cette créance : les héritiers, de mauvaise humeur, en contestèrent la validité ; mais notre académicien en exigea l’acquit. Le mystère allait être dévoilé aux yeux du public, lorsqu’un petit voyage, concerté avec le procureur de la partie adverse, lui fournit les moyens d’obtenir sentence pur défaut. Or, la dette fut changée en contrat ; et aujourd’hui le docte Marquis touche par quartier les fruits des labeurs de sa patronne. S’il fût venu au monde un an plus tôt, disent ses confrères, on aurait pu le croire fils de gentilhomme;
mais aux goûts de la bonne dame, il pourrait bien descendre de quelque Turcaret.

Lettre XI

Tu veux donc à toute force des particularités sur chacun de ces Messieurs ?
Depuis vingt ans que je les vois, j’ai eu le temps de les connaître à fond,
et je pourrais au besoin les peindre trait par trait :
mais crainte de médire, je me contenterai de te parler de ceux qui se distinguent le plus dans chaque classe.
Mathématiciens.
Au nombre des meilleurs sont Laplace, Monge et Cousin :
espèces d’automates, habitués à suivre certaines formules, et à les appliquer à l’aveugle, comme un cheval de moulin à faire certain nombre de tours avant de s’arrêter.
Monge est célèbre par son bonheur : car c’est être heureux que d’avoir obtenu la place d’examinateur des élèves du génie, pour avoir appris à compter au maréchal de Gastries.
Cousin est illustre par son physique de crocheteur et un estomac de fer.
Laplace est fameux par sa jolie moitié, et surtout par sa vue de lynx ; il a vu, à travers une couche de 15.000 lieues d’épaisseur, que le noyau de la terre est d’une densité moyenne.
Chimistes.
Les plus vantés sont Sage, Beaumé, Cornette,
infatigables manipulateurs, auxquels le ciel accorda le talent d’humecter, de sécher, de calciner, de dissoudre, de décanter, et auxquels il refusa celui de bien voir et de bien raisonner.
Tu connais Beaumé par son vin de groseilles, Cornette par sa belle expérience d’Essone,
Sage par son beau laboratoire, ses petites manipulations, et son babil éternel.

Les Charlatans modernes ou lettres sur le charlatanisme académique,
publiées par Marat, l’Ami du peuple



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