Apulée, Apologie.

XIII

Ici vient en effet l'affaire du miroir,
& cette longue harangue, où, dénonçant avec la gravité d'un censeur cette abomination,
Pudens a pensé crever en deux à force de crier:
Il a un miroir, un philosophe! il possède un miroir, un philosophe!"
 

XIV

Toute image faite de main d'homme exige un long effort,
& pourtant on n'y remarque pas la même ressemblance qu'en un miroir.
Il manque en effet à l'argile la fermeté, à la pierre la couleur, à la peinture le relief,
& à toutes enfin le mouvement, condition essentielle d'une ressemblance fidèle.
Dans un miroir, au contraire, l'image apparaît, merveilleusement rendue, à la fois ressemblante & mobile,
obéissante à tous les gestes de l'original; bien plus: toujours de l'âge de celui qui le contemple,
depuis la prime jeunesse jusqu'à l'extrême vieillesse, tant elle revêt les aspects successifs de la vie,
adopte les diverses attitudes du corps, imite sur un même visage toutes les expressions soit de la joie, soit de la douleur.
Au contraire, ce qui est modelé dans l'argile, coulé dans le bronze, gravé dans la pierre, imprimé dans la cire,
tracé par la couleur, ou figuré par quelque autre art humain garde, comme un cadavre, un visage immuable & rigide.
Voilà à quel point l'emporte sur les arts plastiques, pour donner la ressemblance,
le poli industrieux & l'éclat créateur du miroir.

XV

Il faur donc ou imiter le propos du seul Agésilas, le Lacédémonien, qui, peu flatté de son apparence extérieure,
ne laissa jamais peindre ni sculpter son portrait, ou se conformer à l'usage du commun des mortels,
qui ne proscrivent ni les statues ni les images;
& dans ce cas, pourquoi juges-tu légitime de voir son image dans la pierre & non dans l'argent,
sur un tableau & non dans un miroir?
Ou pense-tu qu'il soit honteux d'étudier sa figure par une contemplation incessante?
Socrate le philosophe n'allait-il pas jusqu'à engager ses disciples à se regarder fréquemment dans un miroir?
ceux qui se complaisaient dans leur beauté, pour veiller attentivement à ne pas déshonorer la noblesse de leurs traits
par une mauvaise conduite; ceux qui s'estimaient peu doués d'agréments extérieurs,
pour s'appliquer avec soin à faire oublier leur laideur par leurs qualités morales.
C'est ainsi que le plus sage de tous les hommes se servait d'un miroir même pour former aux bonnes moeurs.
& Démosthène, le prince de l'art de la parole:
qui ne sait qu'il répétait toujours ses plaidoyers devant un miroir comme devant un maître?
Mais il y a plus, & ce n'est pas uniquement à cette fin qu'un philosophe doit regarder un miroir:
il a souvent à examiner non seulement sa propre ressemblance, mais la raison de cette ressemblance.
Est-il vrai, comme l'affirme Epicure,
que des images partent de nous, comme de légers tissus se détachant des corps en un écoulement ininterrompu,
& que quand elles rencontrent une surface dure & polie, elles rebondissent sous le choc &, renvoyées en arrière,
apparaissent en sens inverse?
Ou, comme le soutiennent d'autres philosophes, sont-ce nos propres rayons,
soit émanés du centre de notre oeil & mêlés à la lumière extérieure de manière à ne faire qu'un avec elle,
comme le pense Platon,
soit simplement issus de nos yeux & n'ayant besoin d'aucun appui extérieur, selon l'opinion d'Archytas,
soit maintenus par la pression de l'air, comme le supposent les Stoïciens,
sont-ce ces rayons, qui, quand ils tombent sur un corps solide, brillant & poli,
rebondissent suivant un angle égal à leur angle d'incidence, reviennent à la face d'où ils sont partis,
& figurent à l'intérieur du miroir ce qu'ils touchent & voient au dehors?

XVI

Ne pensez-vous pas que les philosophes doivent faire de tous ces problèmes l'objet de leurs investigations & de leurs recherches,
& regarder tous les miroirs, aussi bien liquides que solides?
Mais outre les questions que j'ai mentionnées, il y en a d'autres qui s'imposent aux raisonnements du philosophe.
Pourquoi dans les miroirs plans les images apparaissent-elles égales aux objets directement perçus?
dans les convexes & les sphériques, rapetissées? agrandies au contraire dans les miroirs concaves?
Où & pourquoi ce qui est à gauche passe-t-il à droite & inversement?
dans quelles conditions une image se retire-t-elle à l'intérieur ou se projette-t-elle à l'extérieur du même miroir?
pourquoi les miroirs concaves, quand on les tient en face du soleil, allument-ils un corps inflammable placé à proximité?
d'où vient l'arc multicolore dans les nuages, les deux soleils d'aspect identique, & tant d'autres phénomènes du même genre,
que traite en un gros ouvrage Archimède de Syracuse,
savant admirable entre tous pour la sagacité dont il fait preuve dans toutes les parties de la géométrie,
mais dont peut-être le principal titre à la célébrité est d'avoir souvent & attentivement considéré un miroir.