Edgar Poe, La chute de la Maison Usher
Pendant toute une journée d'automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les
nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais traversé seul et à cheval une étendue de
pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me
trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher.
Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu'à voir la
Maison et la perspective caractéristique de ce domaine, - les murs qui avaient froid, - les
fenêtres semblables à des yeux distraits, - quelques bouquets de joncs vigoureux, -
quelques troncs d'arbres blancs et dépéris, - j'éprouvais cet entier affaissement d'âme qui,
parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu'à l'arrière-rêverie du
mangeur d'opium, - à son navrant retour à la vie journalière, - à l'horrible et lente retraite
du voile.
Qu'était donc, - je m'arrêtai pour y penser, -qu'était donc ce je ne sais quoi qui
m'énervait ainsi en contemplant la Maison Usher ?
C'était cette absence, - pensai-je, tout en rêvant au parfait accord entre le caractère des
lieux et le caractère proverbial de la race, et en réfléchissant à l'influence que dans une
longue suite de siècles l'un pouvait avoir exercée sur l'autre, - c'était peut-être cette
absence de branche collatérale et de transmission constante de père en fils du patrimoine
et du nom qui avaient à la longue si bien identifié les deux, que le nom primitif du
domaine s'était fondu dans la bizarre et équivoque appellation de Maison Usher,
appellation usitée parmi les paysans, et qui semblait, dans leur esprit, enfermer la famille
et l'habitation de famille.
Et ce fut peut-être l'unique raison qui fit que,
quand mes yeux, laissant l'image dans l'étang, se relevèrent vers la Maison elle-même,
une étrange idée me poussa dans l'esprit, - une
idée si ridicule, en vérité, que, si j'en fais
mention, c'est seulement pour montrer la force vive des sensations qui m'oppressaient.
Tout en remarquant ces détails, je suivis à cheval une courte chaussée qui me
menait à la Maison.
Je garderai toujours le souvenir de maintes heures solennelles que j'ai passées seul
avec le maître de la Maison Usher.
Mais
les surfaces inférieures de ces vastes masses de vapeurs cahotées, aussi bien que tous les
objets terrestres situés dans notre étroit horizon,
réfléchissaient la clarté surnaturelle d'une
exhalaison gazeuse qui pesait sur la Maison et l'enveloppait dans un linceul presque
lumineux et distinctement visible.
Il se fit un bruit prolongé, un fracas
tumultueux comme la voix de mille cataractes, - et l'étang profond et croupi placé à mes
pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher.